A quoi songe t’elle ? Ninon Hivert réalise en céramique des sculptures de personnages ou d’objets en trompe-l’œil. De ses personnages et ce qu’ils faisaient, il ne reste que les vêtements qu’ils portaient : l’artiste a éclipsé leurs corps et conservé leur attitude du moment, de sorte que les habits sont vides. Les objets vivent autrement la même aventure : leurs usagers comme leurs environnements sont éludés, mais chacun est conforme à la situation qui lui correspond. Ainsi, chaque création ne s’inspire pas seulement du sujet imité mais le fait « à moitié » survivre comme si, s’étant « envolé », sa présence ou son empreinte apparente pouvait encore être retrouvée dans chaque moule. Flottant entre absence et incarnation, l’évocation de chaque situation apparaît à la fois comique et terrible. Tantôt énigmatiquement posée au le sol, apparemment suspendue à un cintre fictif ou curieusement replacée dans un faux environnement d’origine, chaque « chose » compose un oxymore hyperréaliste en même temps que fantômatique.
Pompéi et bien d’autres reliques peuplent nos vies réelles et imaginaires d’une manière spécifiquement mémorielle. Comme l’indiquent les musées archéologiques ou de traditions populaires, nos existences passées nous survivront à travers des reliques auxquelles on accordera les faveurs d’une aura et d’un souvenir vivaces. Pour Ninon Hivert, qu’elles soient vraies et reconstituées ou fausses et purement illusionnistes, les images auraient en ce sens une âme permanente.
Toutes choses étant égales, son travail porte en creux cette inquiétante étrangeté du langage où Freud fonde la plasticité mécanique et allusive du lapsus. Modelés et pas formellement dupliqués par moulage, chaque œuvre ressortit d’un effet cependant d’empreinte qui ouvre foncièrement la technique de réalisation utilisée vers une perspective d’instauration esthétique. Formellement révélé, le sous-entendu entremêle la façon onirique et suggestive dont des faits improbables mais pas absurdes peuvent être scénarisés avec la même puissance qu’un dessin d’actualité mélange des événements sans rapport entre eux ou qu’un modelage réaliste être équivaloir à un moulage. Sous couvert de modelages hyperréalistes aussi vrais que des moulages ou des empreintes, Ninon Hivert enserre en ce sens son travail créatif dans une dynamique instaurative où chaque détail visible devient un marqueur d’expression visuelle. Quelles que soient la silhouette et l’attitude encore perceptibles de son habitant absent, ce sac de couchage en désordre rappelle en partie son propriétaire ; ce moulage de manteau fictivement accroché à son porte manteau n’est pas inerte, il suggère l’humeur de son locataire ; ces gants de boxe apparemment remisés sur une patère posent la fin d’un possible combat. Chaque œuvre n’est pas seulement une reproduction avec des proportions et des matières imitées, des couleurs plus ou moins authentiques, c’est aussi une reconstitution et une histoire. En voulant une définition plastique du retrait, Ninon Hivert rend pensables certaines tensions de l’esthétique hyperréaliste sur l’apparence, le temps et le moment.
Sur l’art des réplications d’objets du quotidien, Claes Oldenburg a posé les jalons d’une réflexion à la fois ponctuelle et imaginaire. On connaît ses reproductions sculptées en plâtre et repeintes de mets dans des assiettes, les transgressions documentaires et ironiques de ses machines à écrire surdimensionnées et réinterprétées en tissus, ses installations monumentales en extérieur d’objets. Il se trouve aussi que les restaurateurs japonais de nourriture fast food exposent leurs menus dans leur vitrine sous l’aspect de plats eux aussi reproduits à l’identique, comme des « quasi » trompe-l’œil. Tout en semblant reproduire la réalité, Ninon Hivert cultive son art de l’élision et se démarque de ces histoires particulières par le fait qu’elle ne recopie véritablement qu’à moitié ses modèles. Des vêtements sont re-présentés à la fois remplis et libérés de leurs occupants, un sac à dos est simultanément abandonné et témoin expressif pour son propriétaire, on voit bien que ces objets isolés avaient auparavant une place sur une étagère. Le vide comme le manque ou le « faux semblant » jouent ici le même rôle que « l’aura de ce qui fut » suggère à Walter Benjamin une réflexion sur le temps du photographique. Ninon Hivert joue ainsi de multiples façons à la fois allusive et réaliste avec cette saisie du temps que Roland Barthes a pu évoquer en parlant de saveurs du langage. Chaque œuvre modelée/moulée se trouve en même temps à une intersection et dans un passage où Ninon Hivert agit en distanciatrice et en observatrice. Son travail hyperréaliste viendra t-il à bout d’être aussi vérifiable qu’ironique, paradoxal et contradictoire ? L’humour un rien inquiétant pour la lisibilité
du vrai interpelle sa production dans diverses directions simultanées du jugement esthétique. Une perspective sur la vérité ou les possibilités d’avoir l’air vrai en art que la controverse entre Xeusis et Parrhasios, pourtant experts mais concurrents en illusions, n’a pas permis à ce jour d’éclaircir de façon entièrement satisfaisante.
Alain Bouaziz
Les œuvres de Ninon Hivert, chuchotent, plus qu’elles ne parlent, d’un réel où le sensible se remarque en de petits changements, imperceptibles ? Peut-être pas, si l’on fait confiance au regardeur. Libre à lui de d’abord se laisser faire par l’artifice puis de rentrer, comme pris au piège, dans le pourquoi de la redite de l’objet.
Ici, on devient pour un instant narcisse, qui ne se serait pas noyé mais aurait buté sur son double, évitant une fin tragique.
Ainsi, obligé de regarder ce qui d’habitude nous dépasse, on en vient à repenser une chute de tissu, ou un pneu pour lui accorder l’importance d’un maillon de cette chaîne qui fait notre environnement quotidien, et notre vie. Des éléments rebus, à la fois décor et fond, des éléments des corps, en somme, puisqu’ils symbolisent des extensions de nos êtres, trop souvent vouées à l’oubli en dehors de leur fonction. Le vrai se mêle du faux et inversement, sans affirmer la suprématie de l’un sur l’autre.
Il faut donc s’attarder, et lézarder dans les variations de cet art caméléon pour y distinguer les nuances des écailles lorsqu’elles se parent de leurs attraits, des écailles qui peuvent prendre la forme d’une peinture, d’une sculpture ou d’un objet manufacturé en fonction des nécessités du sujet.
Mais le geste de reconstruire le réel sans sa fonction n’a qu’un seul but, déconstruire celui-ci en une inutilité de l’art.
Jacques BIVOUAC